Procès Jégado : plaidoirie de maître Magloire Dorange

Avocat au procès d'Hélène Jégado.

PLAIDOIRIE DE MAÎTRE MAGLOIRE DORANGE

Extrait du livre «Procès d’Hélène Jégado accusée de nombreux empoisonnements», imprimerie A. Jumelais, Fougères, sans date.

Mes confrères ont voulu que je prisse la parole, respectant en moi le choix de l’accusée. J’ai cru de mon devoir de me rendre à cette invitation, avec Ie regret de penser que chacun d’eux eût mieux fait à ma place.

Je viens vous dire, au nom de la défense tout entière que, quelle que puisse être la pensée du vulgaire, quelle que soit la somme des colères haines, des malédictions qu’Hélène traîne à sa suite, jamais défenseurs n’ont apporté à votre barre une sincérité plus grande et une fermeté plus inébranlable.

Aussi, sans exorde, sans insinuation, je dévoile l’épigraphe de la défense : il y a ici phénomène. Mystère, si vous voulez.

Phénomène, remarquez-le bien, phénomène dans l’ordre moral, phénomène qui n’est pas moins exceptionnel dans l’ordre des lois morales, que ne le sont des idiots dans l’ordre des lois de l’intelligence ; que ne le seraient dans l’ordre des familles de l’humanité les cyclopes de la fable ; ou des monstres qui viendraient au monde moitié hommes, moitié tigres.

Phénomène et mystère, vous le savez, dans notre langue usuelle sont synonymes.

Hé bien ! que des esprits légers, pyrrhoniens inébranlables, relèguent les mystères, comme celui que nous signalons, au rang des fables les plus absurdes, des chimères les plus ridicules, nous répondons : Libre à eux ! Nous ne savons pas discuter, et d’ailleurs ce serait inutile, les théories des hommes qui paradent avec des systèmes de négation ou d’affirmation absolue.

Mais vous MM. les jurés, vous êtes des hommes qui voulez sans prévention et sans système, chercher sérieusement la vérité. Vous avez soif , de cette vérité, parce que votre conscience vous presse, parce que le besoin de la justice crie en vous !

A vous donc, honnêtes citoyens de notre pays. hommes de c?ur et d’intelligence, nous venons dire:

Ah ! croyez-le, nous avons voulu éclairer scrupuleusement nos raisons. Pour cela nous avons interrogé tous les témoignages de notre conscience et de nos sens ; nous avons voulu voir de nos yeux : entendre de nos oreilles, toucher du doigt, pour ainsi dire. Et quand nous avons vu, quand nous avons touché, notre opinion s’est fixée, nous nous sommes affermi; et c’ est maintenant avec confiance que nous venons vous dire : Oui, il y a ici un de ces mystères impénétrables de la nature qu’il peut être donné à l’homme de voir, de constater, de toucher ; mais qu’il ne peut lui être donné d’expliquer.

Aussi, bien loin de nous l’intention de discuter pied à pied avec le ministère public, les faits de l’accusation. Au contraire, nous trouvons M. le procureur général trop scrupuleux. Nous pensons qu’il ne faut pas hésiter à reconnaître tous les malheurs du présent et du passé. Il faut avoir la bonne foi et la fermeté de montrer, à toutes les époques, le vol et le poison, partout où la main d’Hélène Jégado a commis le vol et versé poison.

La défense aura cette bonne foi et cette fermeté qu’elle préconise. Seulement, elle vous dira : Hélène Jégado est-elle responsable devant la justice humaine de tous les faits qu’on lui reproche et dont la défense proclame elle-même la vérité ?

Permettez-nous, avant d’arriver à la discussion de ces faits lamentables, de vous rappeler brièvement « histoire funèbre des manifestations de ce phénomène qui a revêtu les formes humaines. Cette triste histoire nous aidera, peut-être plus tard, à le révéler complètement.

Il y a longtemps, trente années peut-être, une jeune fille entrait dans le presbytère de Bubry ; son caractère intraitable, son irritabilité la rendent bientôt insupportable à tout le monde. Plus tard, deux faits étranges vinrent donner la mesure d’une nature étrange aussi. Un jour, une jeune pâtre, sa compagne, trouve dans sa soupe des graines de chanvre qu’y a jetées Hélène. C’est la première inspiration de l’assassinat !

Puis, lorsqu’on la menace de la congédier, Hélène veut se donner la mort. Horrible instinct la destruction ! Il hésite à se produire entre le suicide et l’empoisonnement. C’est la jeune lionne qui ne sait si elle doit déchirer ses petits ou se déchirer elle-même. Mais la lionne, disons mieux, tigresse va bientôt se révéler. Hélène, d’un seul bond, atteint les dernières limites de la férocité. A Guern, sept personnes sont empoisonnées, du 24 juin au 7 octobre ! Sur la tombe de chacune de ses victimes, elle s’écrie : Ce ne sera pas le dernier ! Sa soeur elle-même n’est pas épargnée, et cependant elle ne devait passer au presbytère qu’un jour, le temps de conduire le vénérable curé dans sa dernière demeure. Elle ne s’arrêtera pas ! à Locminé, dans la famille Leboucher, deux personnes succombent ; une troisième échappe miraculeusement à la mort. La veuve Lorcy, qui a eu le malheur de lui donner asile, est assassinée à son tour. Hélène se jette dans les bras de la nièce de la veuve Lorcy et lui crie : Ah ! que je suis malheureuse ! partout où je vais la mort me suit.

C’est la première fois qu’on entend cette parole sinistre qui maintenant va retentir après chaque mort comme le glas de la victime.

A Locminé, dans la famille Toursaint, le père, la mère de famille, un vieux serviteur tombent frappés. Le vide se fera là comme il s’est fait ailleurs ! Le cimetière sera trop petit ! … Ce n’est pas assez ; Julie Toursaint elle-même, cet ange sur la terre, comme on l’a dit, ne sera pas respectée.

A Auray, la présidente des bonnes ?uvres devient aussi la victime d’Hélène. Mme Hétel, cette femme si respectable, meurt empoisonnée. A Pluneret, la femme Lefur ; à Pontivy, le jeune Jouanno; à Hennebont, M. Keraly ; à Lorient, la jeune Bréger, M. Dupuy de Lôme et ses fermiers !

Mais au couvent du Père-Eternel! … Hélène s’y · réfugie. Elle n’y empoisonnera pas, mais le génie de la destruction est toujours en elle. Elle s’attaque aux objets mobiliers, aux robes des pensionnaires, respectant celles des religieuses ; elle déchire les livres de ses compagnes, mais sa fureur s’arrête devant les noms de Jésus et de Marie !

Voilà le passé d’Hélène ! Elle avait semé le deuil partout. On la fuyait même au confessionnal. La superstition était poussée si loin qu’on la croyait possédée du démon. La nuit elle rêvait un incendie, et quelques heures après l’incendie éclatait. Elle avait le foie blanc, et la présence de Dieu, dans ses temples, ne paraissait pas suffisante à la veuve Cadic pour la protéger contre son influence.

Hélène, abhorrée dans son malheureux pays, s’expatrie et vient à Rennes. Oh ! Malheur à nos concitoyens, malheur à nos amis, malheur à tous ceux qui vont lui ouvrir ses portes. Vous savez quelle carrière de mort elle y a fournie.

Le défenseur annonce qu’il va discuter ce qu’il appelle les faits Rennes. Il va prendre corps à corps cette accusation qui émeut aujourd’hui le pays tout entier, et qui, un jour, peut-être, deviendra le texte de dissertations scientifiques et philosophiques nombreuses. Cette discussion doit avoir lieu au point de vue élevé de cette grande question :

Hélène avait-elle cette liberté morale, sans laquelle il n’y a pas responsabilité ?

MM. les jurés, il y a en nous des idées que nous appelons nécessaires, innées, et dont l’ensemble est le sens commun. La première de toute est l’idée de cause. Pas d’effet sans cause. Nous ne nous expliquons les actions d’hommes que par les motif que nous leur trouvons ; si elles nous apparaissent destituées d’une explication raisonnable, nous parlons immédiatement de folie. C’est ainsi que dans un pays voisin, le citoyen, insulté dans la rue, ne se détourne point, si celui qui le frappe n’est pas son ennemi ; tout au plus s’exclame-t-il : C’est un excentrique. Ah ! si les moindres actions de l ‘homme veulent être expliquées, la défense ne peut-elle pas, aujourd’hui, exiger que l’accusation donne aux empoisonnements d’Hélène une explication quelque peu plausible, si elle veut conclure à la responsabilité de l’accusée? Non seulement elle le peut, mais encore c’est son devoir le plus étroit.

L’accusation reproche à Hélène des empoisonnements sans nombre. Elle ne trouve pas à l’un d’eux un motif dont la raison puisse se déclarer satisfaite.

Si la défense, au contraire, établit que ces crimes inouïs n’ont pas de causes sérieuses, avouables. vous verrez dans Hélène une monomane ; vous direz qu’il y a eu anomalie, perturbation morale. trouble du cerveau, ce que vous voudrez ; mais vous direz enfin qu’elle est irresponsable.

On a dit que les faits qui s’étaient accomplis à Rennes étaient les plus graves, les mieux prouvés, parce que l’époque de leur perpétration était rapprochée de nous, tandis que les faits antérieurs échappaient, par leur ancienneté même, aux investigations de la justice. N’y aura-t-il pas loyauté de notre part à discuter tout d’abord ces faits et à commencer par le plus récent : l’empoisonnement de Rosalie Sarrazin ?

L’accusation donne à ce crime trois motifs, plus spécieux les uns que les autres. Hélène craignait, dit-elle, que Rosalie ne s’aperçût des soustractions de vin commises au préjudice de M. Bidard. Mais Rosalie, domestique nouvelle, ne connaissait pas la cave, et, par la nature même de son service, n’était appelée à la connaître.

Hélène voulait rester seule chargée de la surveillance générale ; mais M. Bidard n’avait-il pas déclaré que, quoi qu’il arrivât, il aurait toujours une femme de chambre ? Rosalie morte était remplacée le lendemain ; n’était-ce pas alors se condamner à un empoisonnement perpétuel ?

Elle était furieuse, dites-vous, de se voir donner congé pour la Saint-Jean, et, en effet, le 10, M. Bidard lui avait fait connaître son intention de e pas la garder. Mais quelles sont les dates des empoisonnements ? N’est-ce pas la Saint-Jean passée, et lorsqu’il n’est plus question de son départ, qu’elle frappe sa victime ?

Je vais plus loin. J’admets que le ministère ait pénétré la pensée d’Hélène ; quelle autre qu’elle aurait empoisonné pour de si futiles motifs ? Lorsque chez une autre on comprendrait à peine la mauvaise humeur, un mot blessant, une voie de fait peut-être, ces motifs vous suffisent et vous avez à expliquer le plus grand des forfaits.

Ce n’est pas tout ; elle se voit soupçonnée. M. Bidard a fait mettre sous clé les déjections de la malade, son crime va être constaté, croyez-vous qu’elle s’arrête ? Non. Elle ira jusqu’au bout. elle empoisonne la potion dont on va s’emparer. elle se livre elle-même ! Et cependant, qu’elle suspende son arrêt, que Rosalie respire un instant. les soupçons vont se dissiper, les déjections vont être jetées, et l’on ne parlera plus désormais que du dévouement d’Hélène à soigner la malade.

Et comme si un seul crime ne lui suffisait pas. elle empoisonne comme distraction en forme de passe-temps, les indifférents, que dis-je, le inconnus même. Que lui avait fait Marie Jameaux ? Et quel crime avait commis à ses yeux cette jeune fille qu’elle voit pour la première fois auprès du lit de la mourante ? ·

Et Françoise Huriaux ! Ah ! pour Rosalie l’accusation avait inventé une apparence de motifs, mais ici elle ne peut se dissimuler son impuissance. Etait-ce pour rester souveraine? Mais M. Bidard, encore une fois, n’avait-il pas dit qu’il ne se passerait pas de femme de chambre ? Hélène savait donc qu’elle aurait toujours une compagne. Or, qui pouvait lui mieux convenir que Françoise Huriaux ? Françoise Huriaux, si douce, si craintive, desttituée de sa part d’intelligence, pour nous servir de l’expression d’un témoin, ne connaissant pas cave et ne voulant pas la connaître ! Hélène, maîtresse de la maison, pouvant choisir et renvoyer à sa guise, eût-elle mieux choisi ? Ne cherchons plus longtemps l’explication d’une pareille énigme. Proclamons plutôt sa folie.

Que ce mot n’effraye personne ; n’est-ce pas une folie que celle qui, sans motifs, s’amuse, comme à Auray, à brûler la robe de sa compagne, dont elle faisait peu de jours auparavant les plus brillants éloges?

Rose Tessier. – Rose ! Rose ! s’écriait, dans une nuit. Hélène de cette voix caverneuse et sépulcrale qui répétera bientôt ces sinistres paroles : Que je suis malheureuse ! la mort me suit ! Le lendemain, Rose Tessier, éplorée, demandait à Hélène ce qu’elle pensait de cet appel : j’ai aussi entendu frapper, dit-elle. un grand coup dans la porte, et il m’a semblé que c’était votre avènement.

Voilà comment Hélène prélude à ce nouvel empoisonnement. Je dis qu’il y a là quelque chose d’inouï dont une créature raisonnable ne sera jamais supposée capable ! Elle, qui va empoisonner, prophétise ! Elle parle d’avènement ! Ah ! je reconnais bien à ces traits l’empoisonneuse de Françoise Huriaux.

Et pourquoi, s’il vous plaît, Rose sera-t-elle immolée? N’est-elle pas excellente pour Hélène? N’est-ce pas à sa prière que M. Bidard s’est décidé à retenir sa cuisinière ? Hélène ne l’ignorait pas. Et Rose empoisonnée, qui la protégera auprès de son maître? Quand l’accusation ne sait trouver les motifs d’un crime, la défense vient vous démontrer qu’il n’en existe aucun.

Mais tout ici est contradictoire, inexplicable, fantastique ! Que signifient ces empoisonnements tentés sur les fermiers de M. Bidard qui, eux apparemment, ne gênaient pas Hélène ! Ils signifient, comme tous les autres, que l’ accusée a la folie du poison ! Si les fermiers n’ont pas succombé, si l’empoisonnement n’a pas été consommé, c’est qu’Hélène à peine revenue à Rennes, les avait déjà perdus de vue, et avait rêvé d’autres victimes.

Voilà donc, MM. les jurés, l’épigraphe de la défense dès ici justifiée. – Mais remontons le cours des évènements.

Dans la maison Roussel, l’accusation relève deux empoisonnements qu’elle impute à Hélène ; puis elle vous en révèle d’autres à titre de renseignements. Madame Roussel empoisonnée ! Perrotte Macé empoisonnée ! … Allons donc, c’est trop peu. Il y a bien aussi la fille Gilbert, la fille Louichon, la femme Berhaut, la femme Vallée ! Toutes ces personnes, nous dit le ministère public, ont été les victimes des tentatives criminelles de l’accusée ! Des motifs à tous ces crimes ! … l’accusation n’en saurait trouver ! Quand nous l’interrogeons sur ce point, son embarras est extrême ; mais il redouble et n’a plus de limites lorsqu’il lui faut qu’elle vous dise quels ont été les motifs qui ont poussé Hélène à empoisonner Madame Roussel et Perrotte Macé, ces faits sur lesquels vous aurez à répondre.

Cependant, comme il faut satisfaire aux exigences de la situation, l’accusation nous dit : Hélène a empoisonné Madame Roussel, parce qu’elle voulait la maîtrise de la maison ; parce qu’on lui avait dit qu’elle n’était pas assez propre !. .. Et tout d’abord ce reproche n’a été fait à Hélène que lorsque déjà Madame Roussel avait pris le poison. Mais, Madame Roussel morte, son fils Louis ne restait-il pas pour diriger son hôtel? Il y a plus ! Louis Roussel n’a-t-il pas remplacé sa mère dans les soins du ménage durant sa maladie. Eh bien ! a-t-il été alors l’objet même d’une tentative d’empoisonnement ! ‘Je dirai mieux, si Hélène songeait vraiment à devenir maîtresse à l’hôtel du Bout du Monde, c’était par Louis qu’elle devrait commencer. Louis assassiné, il ne restait que Madame Roussel, âgée déjà, devenue paralytique et qui par conséquent ne pouvait plus s’occuper des mille détails de l’intérieur. Or, encore une fois, c’est Madame Roussel qui est sacrifiée et Louis qui est épargné.

Perrotte Macé a succombé, s’écrie M. le procureur général, parce qu’outre les reproches de malpropreté qu’elle avait adressés à Hélène, elle avait l’insigne faveur de ne pas déplaire à André ! Que l’on se montre peu scrupuleux sur les faits ! Est-ce qu’il n’est pas appris que ce reproche de malpropreté adressé, prétendons, par Perrotte Macé à l’accusée, ne l’a été que postérieurement à la maladie de cette jeune fille ? N’avait-elle pas déjà pris la soupe empoisonnée ? Et puis l’amour d’André … Ce témoin que l’on a, en vain, interrogé, ne s’est-il pas obstiné à nous dire que si Hélène avait quelquefois plaisanté, elle n’avait jamais été sérieuse dans ses discours avec lui, et que Perrotte Macé lui a toujours été de la dernière indifférence ?

Vous voyez bien que les prémices de votre raisonnement vous échappent. Vous dites : Hélène aimait André. André et Hélène vous donnent tous les deux un démenti. André aimait Perrotte, et Hélène était jalouse. André vous a dit à satiété : «je n’ai jamais aimé Perrotte.» Quel est donc celui des motifs indiqués par vous pour expliquer les forfaits d’Hélène, qui résiste au plus simple examen ? Mais que dis-je ? et les empoisonnements Gilbert, Berhaut et autres ; vous pouvez bien les affirmer ? (ils existent) mais il ne vous est pas possible de leur découvrir un prétexte.

Les. véritables ennemis d’Hélène échappent à sa colère, Hippolyte Roussel, entre autres ; lui qui l’a surprise en flagrant délit de vol ! Eh ! vous le voyez bien. Elle ne fait aucune distinction : si elle tue, c’est uniquement pour tuer ! Pourquoi nier l’évidence? C’est affreux, horrible; je le sais bien. Je suis moi-même épouvanté, et je frissonne en défendant l’accusée ; mais quand la lumière brûle mes yeux, il faut bien que je voie ! …

Que si, maintenant, je passe en revue les autres crimes reprochés à Hélène … je ne sais plus, en vérité, quelle forme donner à ma discussion. Quand j’aurai dit avec vous : Qu’avait fait à ce monstre le jeune Rabot, cet intéressant enfant immolé par Hélène ? … Me restera-t-il quelque chose à ajouter? Comme vous je cherche en vain le motif de cette scélératesse ! Je n’en trouve aucun. Mon c?ur se serre, comme le vôtre, au souvenir des larmes si légitimes de l’honorable M. Rabot ; mais je ne dirai jamais comme vous l’avez fait : «Le jeune Rabot avait encouru la disgrâce d’Hélène, parce qu’il avait pleuré sa bonne Flore». Non, je ne dirai pas cela ! ne fût-ce que par respect pour MM. les jurés devant qui je plaide ! Je ne dirai pas non plus que Madame Rabot a été empoisonnée parce qu’elle avait rappelé à Hélène qu’il entrait dans ses attributions de nettoyer une lampe. Je ne puis pas le dire … car je veux être sérieux ! Et si je parle de l’empoisonnement de Madame Brière, ce sera pour vous faire remarquer que cette dame, qui passait à Rennes, ne pouvait avoir encouru la haine de l’accusée. Ne vous embarrasserais-je pas beaucoup si je vous demandais, à mon tour, pourquoi la haineuse Hélène a laissé vivre M. Rabot, le seul qui la menace d’un renvoi, et lui qui a découvert, dans sa cave, un déficit considérable qu’il attribue à sa domestique? Mettez-vous donc d’accord avec vous-même et étonnez-vous avec moi, tout en remerciant la Providence qui l’a protégé, que la vengeance d’Hélène ait pardonné au père quand elle attentait sans motifs à la vie de la mère, de l’épouse et de l’enfant.

Vous parlerai-je du jeune Ozanne ? Les parents ont, il est vrai, congédié Hélène ; mais elle est rentrée en grâce. C’est ce moment qu’elle choisit pour frapper non pas le père, non pas la mère qui l’auraient froissée, mais leur fils qu’elle idolâtrait. Sa douleur fait bientôt place à une joie féroce ; elle reconduit en pleurant sa victime au tombeau et interrompt le cours de ses larmes pour s’écrier : Pourquoi donc pleurerais-je ce petit, les parents m’ont fait une crasse ! (Comprenne qui pourra ! ) Pour moi je demeure anéanti et plutôt que de balbutier une explication qui ne satisferait personne, je m’incline devant la triste réalité !

Chez M. Charlet (je suis toujours l’ordre du temps en remontant son cours), elle n’empoisonne plus, elle vole ; mais pouvant tout voler, parce que tout est sous sa main, elle dérobe deux serviettes ! Chez Madame Gauthier, elle déteste, il est vrai, tous les domestiques, mais elle les épargne tous ! Quelle mystérieuse créature ! . . . Qui donc la comprendra !

La série de ses crimes n’est pas encore complète. Elle empoisonne Madame Carrère avec laquelle elle est en bonnes relations et qui la supplie de demeurer près d’elle. Madame Legendre est encore sa victime ; c’était Madame Legendre qui lui avait donné, à Rennes, son premier asile ! … Elle dépouille Leclerc, son ami ; mais comment ? Les bols et la hache qu’elle lui a dérobés deviennent, dans ses mains, l’objet d’une largesse immédiate !. .. J’allais parler des vols ! Cela n’entre pas dans mon plan. Que dirais-je de ses larcins si minimes qu’il a fallu l’arrestation d’Hélène, pour que les propriétaires dépouillés se doutassent qu’ils l’étaient ! Elle arrache à ses victimes quelque objet qui leur ait appartenu, et quand on lui demande compte de ses larcins, elles’ excuse en prononçant ces incroyables paroles : Je vole quand je suis furieuse.

Maintenant que j’ai parcouru, en les analysant, tous les faits que relève l’accusation et quelques autres encore, sans que j’aie pu découvrir nulle part une raison sérieuse à tous ses crimes, ne puis-je pas vous demander : A cette heure, que pensez-vous d’Hélène ? Commencez-vous à comprendre la thèse de la défense ?

Me Dorange revient sur le passé d’Hélène.

Commençons, dit-il, par Séglien, pour arriver à Lorient. Interrogeons la jeune fille qui, la première a eu horreur d’Hélène, et allons en suivant. Passons sur toutes les fosses, et interrogeons tous les cercueils que nous rencontrons sur ce chemin de la mort jusqu’à ce que notre main touche le suaire et la blanche couronne de la jeune Bréger.

S’emparant de ce passé, l’avocat fait voir combien dans cette autre série de crimes, il est plus difficile encore, non de découvrir leurs causes ( elles n’ont jamais existé), mais d’en imaginer une seule qui puisse être sérieusement présentée.

Maintenant, messieurs, mous allons interroger la science et appliquer à Hélène Jégado les principes dont ses interprètes vous ont fait ici une si éloquente et si complète démonstration. Inutile de vous dire que nous ne sommes pas fatalistes ; loin de nous les doctrines d’un aveugle matérialisme ! Seulement nous croyons, avec tous les philosophes, avec tous les chrétiens, que les hommes ne naissent pas également doués ; nous naissons avec des penchants, plus ou moins vifs, qui trouvent dans la famille, dans l’éducation morale ou religieuse, leur contrepoids. Hélène est née avec cette malheureuse organisation cérébrale d’où résultent les penchants irrésistibles au meurtre, au vol, à la ruse. Ces instincts n’ont pas trouvé d’obstacle suffisant ni dans l’éducation, ni dans l’antagonisme des organes d’où proviennent les inspirations supérieures de la morale et de l’intelligence. Elle a tué sans motifs ou, encore une fois, pour se venger d’un grief pour lequel un cerveau mieux équilibré se serait contenté d’une plainte, d’une injure, d’une correction insignifiante. Hélène est donc une erreur de la nature ou plutôt un fléau de Dieu.

Vous avez entendu M. Guépin. Que vous at-il dit ? Qu’il existait dans l’ordre moral des anomalies semblables à celles qui existent dans les facultés animales et intellectuelles. Il vous a cité l’exemple de Réveillon, fils d’assassin, petit-fils d’assassin, assassin lui-même. N’est-il pas évident que ce malheureux (il m’est impossible de le nommer autrement) était dominé par la plus implacable fatalité ? N’en est-il pas de même de l’accusée ? Sa personnalité à elle aussi manquant du contrepoids de la sociabilité et de la justice, elle ne pouvait pardonner la plus imperceptible lésion faite à ses intérêts. Pour elle, comme il vous l’a fait comprendre, l’échelle morale des obstacles n’existant pas, c’est la même chose de briser un morceau de bois, de tuer une souris, de détruire un homme.

Si Hélène appartenait à l’humanité, elle éprouverait des remords, elle serait susceptible de quelque repentir ; ou du moins, si pour elle l’éternelle justice et l’éternelle vérité n’existent pas, l’appareil de la justice humaine, la prévision d’une condamnation capitale, la perspective du supplice devraient l’épouvanter. Ecoutez M. Bruté : Hélène est joyeuse dans la prison ; elle rit, elle plaisante. Joyeuse ! quand on a laissé derrière soi tant de cadavres. Joyeuse ! quand le moment approche où il faudra rendre compte à Dieu de ses crimes. Joyeuse ! ah ! j’avais bien raison de vous le dire: Hélène n’appartient pas à l’humanité !

Appartenir à l’humanité, elle, cette femme au caractère sauvage, insociable, qui s’éloigne de tout le monde pour prendre ses repas ; cette femme dont M. Bidard entendait, toutes les nuits, les pas retentir continuellement au-dessus de sa tête ; cette femme qui, quand elle ne peut pas tuer, s’en prend aux objets inanimés et les détruit ; cette femme, enfin, qui, quand elle ne peut pas nuire aux hommes et aux choses, aime mieux se faire souffrir elle-même que de ne pas faire du mal à quelqu’un ; elle, appartenir à l’humanité. Prenez garde ! Vous calomniez l’humanité !

Mais tenez, messieurs, abandonnons cette discussion scientifique et philosophique. Rentrons dans le domaine des appréciations les plus simples, dans le domaine du sens commun. Sur ce terrain, au moins, nous sommes bien assurés de pouvoir nous entendre sans défiance et sans préjugés. Et, puisque l’on a parlé de l’opinion publique, recueillons les révélations de l’opinion publique. Je ne songe pas au vulgaire, bien entendu ; je ne parle pas de la foule qui stationne toujours à la porte des débats criminels, et qui crie, mais qui ne juge pas, parce que pour juger, elle n’a ni la science des faits ni la science du c?ur humain.

Eh bien ! Tout homme sérieux qui a suivi le procès, s’est dit tous ces jours derniers et se dit surtout en ce moment : «Je suis en face d’une monstruosité !»

«Oui, voilà un monstre, et cependant Je ne voudrais pas être juré ! »

C’est qu’en effet, il faudrait refaire l’humanité, pour dire qu ‘Hélène est responsable devant les lois de l’humanité ! Ces lois n’ont pas été faites pour elle, car jamais elles n’ont eu à punir ni à prévoir rien de semblable.

Depuis six mois, les organes de la presse ont retenti du nom d’Hélène Jégado. Nul n’a trouvé dans ses souvenirs quelque chose de comparable, et, si le nom de la Brinvilliers a été prononcé, on a ajouté qu’Hélène dépassait de cent coudées le type le plus célèbre des empoisonneuses. Aussi n’avons-nous pas eu peine à comprendre que les hommes les plus sérieux, après avoir beaucoup parlé de cette affaire, aient conclu en disant: «Nous ne voudrions pas être jurés.»

Mais personne n’a osé émettre une opinion ; car tous ont pensé et se sont dit comme nous : Il y a là un problème, il y a là un mystère.

Voyons, messieurs, n’y a-t-il pas, dans l’ordre du monde moral, des profondeurs mystérieuses pour nos raisons humaines, comme il y a pour nos intelligences, dans l’ordre du monde intellectuel, des mystères de génie dont nous ne pouvons pas apprécier les causes et le mouvement ?

Pourquoi donc, à la surface des flots de peuples et de générations qui se meuvent sur la terre depuis le commencement des siècles, pourquoi n’apercevons-nous qu’un Démosthène chez les Grecs, qu’un Cicéron chez les Romains, qu’un Mirabeau chez nous ?

Pourquoi ? Cherchez bien dans vos raisons la cause, et mesurez, si vous pouvez, la hauteur à laquelle ces grands noms se sont élevés au-dessus du reste de l’humanité.

Pourquoi, dans la sphère des grandes créations humaines, dans la science des arts, pourquoi tant de génie chez Phidias et Apelle, dans l’ancien monde; chez Michel-Ange et Raphaël, dans le monde des temps modernes ?

Pourquoi ? Vous ne trouvez pas ? Mais non, vous ne pouvez pas trouver, car il y a là cause de Dieu. Il y a là un mystère qui n’appartient qu’à Dieu.

Eh bien, dans l’ordre moral, ne puis-je pas vous dire maintenant :

Après Caligula qui ne se reposait de tuer et de proscrire que pour se donner le loisir de faire son cheval consul;

Après Néron, qui incendiait Rome pour se donner l’atroce jouissance de voir brûler Rome, et qui prenait des bains de sang humain pour ranimer ses forces épuisées ;

A la suite de ces monstres dont le nom fait encore frémir, après quinze ou vingt siècles passés ; ne puis-je pas vous dire : La terre n’a enfanté qu’Hélène Jégado ! Et n’ai-je pas le droit d’ajouter : Il y a problème pour les monstres, comme il y a problème pour les génies ?

En résumé : chacun des faits, inexplicables ; chaque situation, étrange ; tout, incompréhensible. (Tout le monde dit cela) et j’entends dire : accusée coupable ! Accusée coupable ! Eh bien, pour nous, c’est une logique plus incompréhensible que tout ce qu’il y a dans l’accusation; et cette fatale logique, vous ne la suivrez pas, Messieurs les jurés.

Pardon, Messieurs les jurés, j’ai mal traduit ma pensée ! Pardon, mes confrères ; je n’ai pas suffisamment produit la vôtre. Dois-je désespérer cependant ? Oh non ! le juré sera, dans cette affaire, avec la défense ! C’est ma conviction intime. Comme nous, il proclamera l’irresponsabilité d’Hélène. Eh, messieurs, vous êtes des hommes de c?ur ! Votre verdict est destiné à produire, dans le pays, une grande émotion. Vous pouvez vous en préoccuper. Cela est noble, légitime … La France appréciera votre décision. Mais le vulgaire, mais ceux qui ne savent ni l’humanité ni le procès, oh ! ceux-là n’en ont pas le droit et il vous importe peu qu’ils partagent ou non votre conviction, vous qui, depuis huit jours, faites tant d’efforts pour arriver à la vérité. Que le ch?ur des malédictions à l’adresse d’Hélène aille toujours croissant à la porte de cette enceinte, qu’est-ce que cela fait ? Vous n’en proclamerez pas moins avec indépendance et fermeté votre pensée intime.

Messieurs les jurés, jamais nous n’avons conçu de plus vives espérances.

Que si cependant vous veniez à penser que nous avons erré et que votre conviction se fut formée contre l’accusée, nous avons un dernier devoir à remplir ! Pour la première fois de notre vie, dans une affaire capitale, nous plaidons à toutes fins. Nous venons donc demander pour Hélène, au cas où vous la reconnaîtriez coupable, l’admission de circonstances atténuantes. Pour que cette question pût vous préoccuper, il faudrait que vous ne vous fussiez pas demandé ce qu’est cette Hélène Jégado qui n’accomplit pas un acte de la vie comme les autres ! Il faudrait que vous l’eussiez crue libre pour le bien et le mal, comme l’est le commun des hommes ! .. . C’est donc comme malgré moi que je parle des circonstances atténuantes, puisque leur admission implique la culpabilité, la responsabilité morale. Et, à nos yeux, encore une fois, Hélène n’est point coupable, parce qu’elle n’est point responsable.

Il se pourrait cependant que parmi vous cette opinion qu’Hélène a eu quelquefois la conscience de ses actes, eût des adhérents. C’est à ceux-là que je dis : Mais écoutez d’ici le cri de l’opinion publique si défavorable à Hélène, et tâchez de le bien distinguer. Dans leur indignation, ne disent-ils pas aux portes de ce palais : Hélène est un monstre ! On ne peut pas la comparer à qui que ce soit. Nous ne connaissons pas le nom du criminel qu’il faudrait placer à sa suite dans la triste nomenclature des plus grands scélérats ! C’est le langage de tous. Vous le voyez bien, cette femme est unique … elle ne peut être jugée comme le seraient les autres hommes … elle ne leur ressemble pas. Faites au moins quelque différence entre le sort que vous lui préparez, et celui que vous feriez à un criminel raisonnable, doué de toutes ses facultés. Vous le savez d’ailleurs : votre verdict pur et simple aurait d’épouvantables conséquences. Et moi je vous dis : Hésiterez-vous entre le cachot qui se referme pour défendre à jamais la société d’un criminel, et le bourreau qui tue en public pour enseigner au peuple qu’il ne faut pas tuer ! Je vous dis :

Choisissez entre le juge selon la barbarie et le juge suivant l’Evangile.

Encore une fois choisissez ! Ou plutôt laissez faire à Dieu !

Car Dieu seul est la justice suprême, le juge infaillible, l’appréciateur sans erreur, celui qui pèse à poids rigoureusement juste, celui qui compte jusqu’au cheveu tombé de la tête pour en demander justice et le restituer.

C’est envers lui, c’est devant lui, c’est par lui seul que la justice est infaillible !

Si encore la vie d’Hélène pouvait être tolérable ; mais qu’elle reste en ce monde, et elle doit y être dévorée par un mal effroyable ! . . . et que fais-je en ce moment ? Ah ! Plutôt que de vous demander ses jours, ne devrais-je pas vous supplier de les prendre ? Une déclaration de culpabilité pour Hélène, c’est la délivrance. Mais non! vous et moi sommes chrétiens, et la justice de l’Evangile est celle que nous adorons. Nous avons gravées dans le c?ur les paroles de la divine doctrine: L’âme d’un criminel est encore précieuse à mon Père ! Nous demeurons attendris au souvenir de la parabole si consolante du bon Pasteur qui, ayant retrouvé la Brebis égarée, la portait sur ses épaules, de peur qu’elle se froissât aux cailloux du chemin. Le Christ est mort pour tous les pécheurs ! Pourquoi précipiter Hélène dans l’éternité, quand elle peut encore revenir à Dieu !

Oui, revenir à Dieu ! Hélène le peut, il est vrai, mais à la condition que vous lui laissiez quelques années pour se repentir. Le repentir ne naît pas vite dans l’âme d’Hélène.

Vous le savez bien ! …

C’est donc, si vous devez la condamner, c’est au nom de la justice, c’est au nom de la pitié, au nom de Dieu lui-même que je vous supplie de donner au moins, à Hélène, les circonstances atténuantes.

Grâce pour son âme !

Magloire Dorange